La situation géophysique particulière de Calais engendre depuis toujours un statut de porte d’entrée du continent européen pour les Britanniques. Cité portuaire importante, véritable nœud routier et autoroutier, Calais voit chaque année transiter trente millions de voyageurs. Mais restent-ils ?
L’enjeu, pour la municipalité, réside principalement dans cette question. Si personne, a priori, n’évoque la ville pour la qualité de son patrimoine, elle dispose, depuis mai 2005, de l’une des plus vastes zones de protection du patrimoine architectural, urbain et paysager (ZPPAUP) de France. Pourquoi un tel mode de protection du patrimoine a-t-il été adopté, et comment fonctionne-t-il ?
Une inversion des centres
Calais s’avère, du point de vue historique et patrimonial, une ville atypique. Le nom de Kaleis ou Calesium apparaît dès le Ve siècle. Modeste village de pêcheurs, le site cumule une double situation géographique singulière : régionale sur le delta de l’Aa et transfrontalière le long du détroit du Pas-de-Calais. Cet emplacement stratégique suscite, dès l’origine, attrait et convoitise. Le village devient vite port de commerce et de voyageurs, puis place forte majeure dès le XIIIe siècle. Tantôt anglaise ou espagnole, symbole d’abnégation avec ses “bourgeois” immortalisés par Rodin, elle redevient française au XVIe siècle, érige une citadelle, achève ses fortifications et se développe au sud, dans la ville voisine de Saint-Pierre. Calais-Nord, ville ancienne au patrimoine militaire et religieux important, rejette au XIXe siècle les industriels anglais de la dentelle qui se tournent tout naturellement vers Saint-Pierre, cité autonome. Avec l’avènement du chemin de fer, Saint-Pierre connaît une croissance urbaine fulgurante, mêlant les nombreuses usines de tulle à l’habitat. À la fin du siècle, la démolition des enceintes fortifiées provoque le souhait légitime de réunification des deux villes. Le “grand Calais” unifié apparaît donc en 1884. Cependant, si la cité se sent dégagée de ses obligations militaires, les deux conflits mondiaux vont durement lui rappeler les dangers de sa situation. Au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, Calais-Nord est détruite à 73 %. Ce noyau ancien se transforme en ville moderne à la Reconstruction, et Calais Saint-Pierre, ville-champignon industrieuse, devient centre ancien. Il s’est produit une inversion des centres, une curiosité qui fait de la gestion du patrimoine urbain et architectural de la ville une gageure au quotidien.
La reconstruction de Calais-Nord impressionne, tant apparaît clairement la querelle entre “traditionalistes” et “modernes”. Ainsi, la ville dense présente un mélange contextuel passionnant alliant architecture Art déco régionaliste marquée, architecture balnéaire de style anglais, Mouvement Moderne au langage fort, patrimoine ancien préservé des bombardements rare et épars, patrimoine lié à l’eau et quartiers industriels du XIXe siècle. Calais recèle douze monuments historiques, dont un seul issu du Mouvement Moderne. Les douze périmètres de cinq cents mètres ainsi créés forment des abords scabreux de quartiers modernes construits autour de la tour du Guet du XIIIe siècle, ou encore de l’église Notre-Dame au style Tudor si particulier. Cette particularité engendra de nombreuses et inévitables incompréhensions entre l’architecte des bâtiments de France et la municipalité. Comment en effet, parler de “porter atteinte” dans de telles circonstances ? Comment évoquer la nécessaire prise en compte, dans les projets d’aménagement, de la qualité des espaces publics, des ambiances, des entrées de ville, de l’étalement urbain ou même de l’architecture moderne, parfois remarquable, en se référant à un patrimoine monumental isolé, paraissant presque, j’ose le dire, inopportun dans ses propres abords ?
Le patrimoine comme point de départ
Pour qu’il soit pérenne, le développement local doit se fonder sur la recherche d’un équilibre entre développement économique, touristique et social, et préservation du patrimoine et de l’environnement. Afin de retenir les voyageurs dans la cité de la dentelle et d’encourager le tourisme, la ville a admis qu’elle devait non seulement attirer des entreprises, accroître le parc de logements, mais aussi parier sur la culture. Elle a compris que prendre en compte son énorme potentiel patrimonial urbain, architectural et paysager dans l’ensemble de ses projets, les enrichirait d’une manière inédite. Avec le Service départemental de l’architecture et du patrimoine, la ville de Calais a donc décidé d’inverser la perception qu’elle avait de son patrimoine, et de passer de « barrière incommensurable et incompréhensible » au statut de socle de projet. La création d’une ZPPAUP fut décidée en 2003. La démarche se devait d’être aussi originale que la ville elle-même. L’inadéquation des abords pour gérer le patrimoine en devenir étant démontrée, il fallait sortir d’une logique de zone, souvent adoptée dans les ZPPAUP. L’équipe retenue pour l’étude, l’agence Étienne Sintive et l’atelier de paysage Katia Émerand, a élaboré une méthode d’analyse très fine, qui superpose les histoires de la ville et ses différents modes de lecture: le Calais militaire, portuaire, industriel, le Calais détruit et reconstruit, la ville entre terre et mer, entre densité urbaine et campagne, entre « îlots et barres1 », entre quartiers indépendants et ville unifiée… « Il ne faut pas regarder cette ville pour ce qu’elle est, mais pour ce qu’elle recèle de potentiels, de qualités à naître2 .»
Un mode de gestion commun
Le périmètre retenu, couvrant pratiquement toute la commune, reflète le caractère diffus et pluriel du patrimoine calaisien. L’analyse à la parcelle procède d’un inventaire rigoureux, par typologies d’immeubles, mais aussi d’espaces publics et de paysages. Le document graphique, quatorze cartes au 1/1000°, opère par superposition de légendes claires et lisibles, déclinant les « valeurs architecturales et végétales » d’une part, et les « valeurs urbaines et paysagères » d’autre part. Chaque repérage renvoie à une fiche du règlement.
À ce stade commence véritablement le travail du SDAP au quotidien : aider la ville à comprendre cet outil, à en discerner les nuances, à faire ressortir non pas une application serrée d’un règlement volontairement non précis, mais un “esprit”. Les règlements de ZPPAUP ont intérêt à ne pas être trop précis pour ne pas scléroser la créativité architecturale, ce qui les différencie nettement des plans locaux d’urbanisme. Il faut faire passer la connaissance et l’information à la collectivité. Avec Calais, la gestion s’avérait complexe, les services étant peu préparés à un tel document, et les Calaisiens peu enclins à en respecter les clauses. Ce patrimoine reste fragilisé, tant il ne fait pas l’objet d’un consensus social, ni d’aucune sorte d’adhésion populaire. Le document ne suffit donc nullement : c’est la gestion de la ZPPAUP qui, in fine, tisse sa qualité.
Pour faciliter l’implication de la ville dans la procédure, nous avons proposé plusieurs mesures. La rédaction d’un « contrat de bonne conduite » entre les services et l’ABF, destiné à encourager la discussion et dénué de valeur juridique, vise à rassurer la ville dans la mise en application du règlement. Deux pages ont suffi pour écarter les quelques incertitudes réglementaires et évoquer tous les cas de figure. Ensuite, nous avons introduit la tenue d’une commission d’urbanisme mensuelle, d’une journée complète, réunissant en mairie l’ABF, le maire, un ou plusieurs élus, les services urbanisme ou techniques selon les cas. Les rendez-vous s’y succèdent, ainsi que les visites de terrain, afin de débattre systématiquement, ensemble, de la totalité des projets en cours. L’instruction des dossiers s’opère ainsi dans une transparence totale. Les services comprennent l’Usage que nous faisons du règlement au cas par cas. La ville a également accepté de missionner un architecte, qui propose des permanences de conseils architecturaux, rendant la ZPPAUP accessible à tous et développant une pédagogie que j’appellerai “de terrain”, fine et adaptée. Le service urbanisme, désormais pleinement convaincu, réalise une fiche par projet, le localisant dans la ZPPAUP, indiquant les valeurs qui y sont ou non attribuées, l’avis de l’architecte de la ville, et une case vide pour l’avis de l’ABF. Enfin, avec l’aide du Conseil en Architecture Urbanisme et Environnement du Pas-de-Calais, nous avons mis en place une série de fiches-conseils illustrées déclinant le règlement de ZPPAUP par thèmes : les menuiseries, les commerces, les toitures, etc. Une exposition, destinée à expliciter la ville à ses occupants, dans sa richesse et sa pluralité de paysages, est également en cours de réalisation.
Aujourd’hui en France, on s’aperçoit qu’il y a plus d’architecture contemporaine de qualité dans les espaces protégés qu’ailleurs. En effet, les documents d’urbanisme, figés et régissant tout par un règlement strict en zones, ne laissent plus la place à l’invention, ni urbaine, ni architecturale, ni même technique, directement liée à l’application des préceptes du développement durable. « Être écologique, c’est d’abord ne pas détruire.3 » Simpliste. Peut-être. Mais je crois en effet que c’est avant tout la qualité, l’intelligence et le lien qu’elle tisse avec le tissu préexistant qui seront, pour l’architecture et l’urbanisme, gages de durabilité. En ZPPAUP, grâce à l’avis conforme de l’ABF, à son expertise et au dialogue permanent que seul son visa lui permet d’entretenir réellement avec la collectivité, des projets intelligents et adaptés, c’est-à-dire contextuels, ont toute leur place. Or la suppression de l’avis conforme de l’ABF vient d’être votée dans le cadre du Grenelle 1. À vouloir substituer l’application stricte d’un règlement qui, par ailleurs, s’avère souvent léger, à l’avis de l’ABF ou d’une commission, il me semble que l’on déshumanise cet outil, risquant ainsi de le rendre aussi peu souple qu’un document d’urbanisme. La qualité architecturale ne se décrète pas. Un règlement ne peut la garantir. La prochaine étape ne sera-t-elle pas de se passer simplement de l’architecte, puisque n’importe qui suivant la recette pourrait faire de l’architecture ?4 « L’ambition de déroger à la norme découle d’un constat réaliste : l’incapacité fondamentale de la norme en général à tenir compte des véritables défis de la vie plurielle et complexe.5 » Tout est question d’équilibre et de confiance dans les experts, chacun dans son domaine. En cas de désaccord, le dialogue est ouvert. Ne réduisons pas à néant un outil aussi complet et souple que la ZPPAUP, en la vidant de sa substance et en la transformant en un recueil de normes.
Anne-Lorraine Lattraye
ABF, adjointe au chef de SDAP du Pas-de-Calais
- Formes urbaines : de lot à la Barre, Jean Caste, Philippe Panerai & Jean-Charles Depaule, éditions Parenthèses, 1997 ↩
- Rapport de présentation de la ZPPAUP, p. 13. ↩
- Construire autrement, comment faire ? Patrick Bouchain, Actes Sud, 2006 ↩
- Faut-il pendre les architectes ? Philippe Trétriack, Le Seuil, 2001. ↩
- Je veux dé-normer le logement social, entretien avec Patrick Bouchain, AMC, mars 2008. ↩